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ours brun

l'ours brun
 

Quand la peau de l'ours n'était pas
à vendre

Fichées en terre. Colportées au fil des eaux, des légendes. Mais pas seulement. Les traces du fabuleux que recèle la Sibérie afleurent aussi dans les gestes. Les gestes de ceux qu'il est convenu d'appeler des petits peuples, sans guillemets. Secrets, ils sont déchiffrer.

Ici, un autre temps interfère : l'ethnologie a dû attendre la mort du Père des peuples pour retrouver droit de cité. C'est donc dans les années 60 qu'ont été observés les rites de ces Kètes (ils étaient 1182 en 1970, 1122 en 1979) qui, en plein coeur de la Sibérie, le long de l'Ienisseï et de ses affluents, ne chassent pas l'ours, mais l'accueillent, le fêtent. Travaillés par le temps, ces rites sont l'écho assourdi du culte religieux dont l'ours était l'objet. Il a donc fallu pour les déchiffrer, remonter plus loin dans le temps, dans les années 1920 ; partir plus à l'Est, à l'embouchure de l'Amour et sur l'île Sakhaline ; rejoindre les Nivkhs, cet autre petit peuple (4420 en 1970, 4397 en 1979).
Au fil des saisons, des ans, ces traces se font encore plus furtives, plus symboliques... Mais, même s'il n'est plus que stylisé, l'hôte-ours continue à regarder le feu et la fête donnée en son honneur... pour combien de temps encore ?

L'ours, selon les très anciennes représentations des Nivkhs, est un homme.

Un homme tout le Nivkh lui-même. Seulement, cet homme-ours vit dans les montagnes, c'est pourquoi les Nivkhs l'appellent l'« homme des montagnes », et, à leur tour, ces hommes des montagnes sont cencés appeler le Nivkh «l'homme qui vit sur la terre d'en bas ».
Selon les traditions, les hommes des montagnes vivent dans de grandes maisons (comme celles dans lesquelles les Nivkhs auraient vécu autrefois). Chaque maison a à sa tête un vieillard qui régente la vie de la maisonnée. La légende veut que, quand les Nivkhs partent à la chasse, ce vieillard ordonne que l'un des membres de la maisonnée descende chez eux. Certains des hommes-ours sont peureux ; ils essaient alors de s'y dérober en disant : « comme j'ai mal à la gorge », « comme je souffre du coeur ». A ce moment, selon l'une des légendes, l'homme le plus calme annonce qu'il descendra en bas. Il sort et, dans l'entrée, revêt une peau d'ours, se transforme en ours et descend de son plein gré au-devant de la mort, chez les chasseurs nivkhs qui le cherchent.
Les Nivkhs sont convaincus que l'ours qu'ils ont tué voulait lui-même être tué car la mort ne lui fait pas peur. Après la mort, il ressuscitera et retournera auprès des siens, chargé, qui plus est, de toutes sortes de cadeaux offerts par les Nivkhs. Au début de ce siècle les Nivkhs chassaient l'ours à la lance. Pour tuer l'animal, ils devaient donc le forcer à se lever sur les pattes de derrière et à aller à la rencontre du chasseur. C'est à ce moment que, selon les Nivkhs, l'ours se tourne de façon à ce qu'il soit plus facile de le tuer et « présente lui-même le meilleur endroit où porter le coup mortel ».
A Skhaline, quend les chasseurs tuent un ours dans la taïga, ils le couchent délicatement sur le ventre. Ils étendent ses pattes de devant sur lesquelles ils font reposer sa tête, comme s'il dormait tranquillement.
Sur le continent, lorsqu'un ours a été tué, le plus vieux des chasseurs, celui qui dirige la chasse, lui étreint la tête de ses mains. Cette coutume de l'étreinte montre qu'un accueil des plus chaleureux doit être fait à l'ours.
Après avoir tué un ours dans la taïga, les Nivkhs poussent un cri de victoire. Ils crient trois fois de suite s'il s'agit d'un ours, quatre fois s'il s'agit d'une ourse. Des Nivkhs m'ont dit qu'il fallait crier de toutes ses forces, jusqu'à épuisement, de façon que le cri soit entendu des hommes des montagnes.

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Quand vient le moment de dépecer l'ours, les Nivkhs le retournent sur le dos.

Le plus vieux chasseur fait une entaille longitudinale de la lèvre inférieure jusqu'à l'anus. Un ours dépecé dans la taïga n'est pas dépecé que jusqu'à la tête. Après quoi on le recouvre de sa peau, et commence alors un rituel de déshabillage au cours duquel les chasseurs poussent des grognements d'ours.
Ensuite vient le momentde prélever les couches de graisse de la bête. La couche de graisse, découpée avec la viande le long de la colonne vertébrale, de la nuque aux pattes, est désignée chez les Nivkhs de la Tyma, à Sakhaline, par un terme signifiant littéralement « carquois », ce qui laisse supposer que les Nivkhs anciens pensaient que l'ours portait un carquois. Les deux couches de graisse prélevées en travers, sur le torse, juste au-deussus du bassin, sont appelées « ceinture ». Un vieux Nivkhs de Sakhaline m'a dit que sur sa « ceinture », l'ours avait un « sac » dans lequel il portait un briquet, un silex et de l'amadou pour faire du feu.
La peur de la force et de la puissance de l'ours, celle d'une vengeance possible, puisqu'ils croyaient profondément en sa résurrection, poussaient les chasseurs anciens à se comporter envers sa personne avec la plus grande délicatesse. Ceci explique pourquoi aucune grossièreté n'est admise chez les Nivkhs au cours du dépeçage. L'ours est dépecé avec grand soin, en suivant les articulations, et pas un de ses os ne doit être abimé ou cassé.
Du fait que, selon les Nivkhs, l'ours comprend le langage humain, certains mots utilisés dans la vie quotidienne sont soumis à un tabou dès lors qu'on doit les utiliser en sa présence. On les remplace par d'autres mots, construits sur des euphémismes. Chez les Nivkhs de la Tyma, il est interdit de parler du coeur de l'ours en disant « coeur » ; de même, on ne dit pas la « gorge » mais le « lieu du grognement », la « graisse » mais le « blanc ».
Le dépeçage, derrière lequel se profile un rite de déshabillage de l'ours, laisse la tête de la bête intacte. Un fois séparée du corps, la tête, sous laquelle on dispose la peau enroulée et non travaillée, est emmenée au village. Là, on la place sur un tautel où, posée sur un linteau avec l'énorme peau tendue sous elle, elle trône ainsi majestueusement, comme si c'était un hôte puissant et cher venu chez les Nivkhs pour leur offrir sa viande et sa graisse.
La viande d'ours et la graisse sont ensuite partagée en morceaux « interdits » et « non-interdits ». Les premiers ne peuvent être mangés que par les hommes, les seconds sont mangés par les femmes. Parmi les « morceaux interdits », il y a des parts que seuls les vieux peuvent manger, les jeunes n'y ayant pas droit.
L'ours est tué et découpé dans la taïga. Ses parts sont transportées au village en suivant un ordre strict, de façon à respecter son anatomie. Le premier chasseur porte la tête à laquelle la peau est toujours attachée. Le second porte les pattes, avant, le coeur et d'autres organes internes, le dernier chasseur portant les pattes arrière et encore d'autres morceaux.
En transportant l'ours au village, les chasseurs, à l'injonction du plus vieux, s'arrêtent régulièrement et poussent leur cri de victoire. Le dernier arrêt est calculé à une distance telle que l'on puisse entendre le cri au village. Dès que le cri est entendu au village, les hommes rejoignent l'endroit où l'on fait toujours accoster les barques ramenant un ours mort. Cet endroit de la rive est considéré comme sacré. Puis des femmes suspendent, non loin de l'autel où sera posée la tête de l'animal, une bûche au bout de laquelle se trouve une tête d'ours. Trois ou quatre femmes, munies de deux baguettes chacune, se mettent à frapper en rythme sur la bûche suspendue. L'une d'entre elles frappe de telle façon que le rythme corresponde à des chansons qui ne sont interprétées qu'en l'honneurs de l'ours.

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Lorsque les chasseurs accostent avec l'ours, tous les hommes poussent un cri puissant pour l'acceuillir et transportent sa tête et sa peau en grande pompe jusqu'à l'autel.

On dépose alors devant sa tête diverses nourritures en guise de présents. A Sakhaline, les Nivkhs déposent égalemen un paquet que l'ours, selon leurs croyances, emportera dans son village après son séjour chez les Nivkhs. Ce paquet est constitué d'une couche de poisson séché, un morceau de frai séché, de rhizocarpées séchées, de tiges de bardane séchées, de tabac.
Au moment où la tête de l'ours est déposée sur l'autel, une femme revêt un surtout rituel fait de peau de poisson. Elle tient une touffe d'herbe dans chaque main. Puis, tournant le dos à l'animal, elle se met à danser au rythme des coups frappés sur la bûche. Il s'agit d'une danse qui, selon l'explication d'un Nivkh, imite la démarche de l'ours lorsque, redressé de toute sa taille, il avance sur ses pattes de derrière. Les jeunes, pendant ce temps, organisent des jeux sportifs.
Régaler les invités de viande et de graisse d'ours est encore un moment très important dans l'acceuil qui est fait à l'ours-hôte, mais ce n'est pas le dernier. L'ours qui est venu rendre visite aux Nivkhs a été acceuilli avec joie, régalé, diverti avec la musique, des danses et des jeux sportifs, mais, après avoir donné sa viande et sa graisse, il doit être raccompagné dans les montagnes, chez ses parents-esprits.

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La chasse à l'ours ne connaît pas toujours une fin heureuse.

Il se peut que ce soit un chasseur qui soit la victime. Dès lors, les parents du mort partent dans la taïga et cherchent l'ours assassin. Après l'avoir tué, lui ou un autre ours, ils le dépècent sans autre forme de procès. Puis il enroulent le corps du chasseur tué dans sa peau. Aveuglés par la vengeance, ils le largent de coups de couteau en disant : « C'est comme ça que tu as fait, à toi d'avoir mal ; c'est comme ça que tu as fait, toi aussi, tu vas mourrir comme ça. » Du fait que l'ours a tué un de leurs parent, les Nivkhs ne mangent pas sa viande. Ils le découpent et jettent viande et graisse aux quatre vents.
Pour le Nivkhs, un chasseur qui a été tué ou blessé par un ours lui appartient. On ne peut pas l'incinérer comme un homme mort de mort naturelle. Dans la taïga, on construit une cage identique à celle dans laquelle, au village, on élève un ours, et on y loge le défunt. Son âme ne rejoint pas le monde commun des morts qui se touve sous terre, mais part dans les montagnes rejoindre les hommes des montagnes. Là-bas, disent les Nivkhs, il n'oublie pas ses parents terrestres ; il les aide à chasser les bêtes dans la forêt et les protège des maladies.
De même que les Nivkhs, les Kètes pensent que l'ours comprend le langage humain. Aussi, lorsque les Kètes rencontrent un ours dans la taïga pendant la cueillette des baies, s'adressent-ils à lui avec ces mots : « Grand-père ! Eloigne-toi loin de nous, nous sommes des gens sans coeur. » L'expression « des gens sans coeur »doit faire comprendre à l'ours qu'on a peur de lui et que la peur prive littéralement les hommes de coeur.
Du fait que l'ours comprend le langage humain, chez les Kètes comme chez les Nivkhs, certains mots ayant un rapport avec l'animal sont soumi à un tabou et remplacés par des euphémismes. Aussi, autrefois, au cours de la chasse, ne fallait-il pas employer le mot « lance » mais « arbre ». Lorsque le fusil a fait son apparition, il était interdit d'employer ce terme qui fut remplacé par « le baton gueulard ». « Que le bâton gueulard se mette à crier », disait les Kètes lorsqu'il fallait tirer sur l'ours. De même, la « peau » devenait l'« habit du vieux » ou « habit de l'ours » ; les « yeux », les « étoiles » ; les « organes sexuels mâles », le « chèvrefeuille ».
Comme les Nivkhs, les Kètes estiment que l'ours qu'ils tuent est venu lui-même chercher la mort chez les Kètes. Cette croyance trouve pleine confirmation avec le mot « se rendre » qui est employé exclusivement par rapport à l'ours qui irait ainsi chez les chasseurs pour que ceux-ci le tuent. Aussi est-il interdit de dire « je l'ai tué(e) ». On ne « tue » pas l'ours, c'est lui qui se rend ; les Kètes disent à son propos : « Le vieux (la vieille) a cédé. »
Pour les Kètes, l'ours qu'ils ont réveillé à la fin de l'automne ou au cours de l'hiver dans sa tanière est un parent transformé en cours qui brûle d'envie de venir leur rendre visite. On l'appelle « l'hôte, l'homme en visite ».
La croyance ancienne des Kètes selon laquelle l'ours est un homme se révèle de façon frappante à travers les séances de divination pratiquées à l'aide de sa patte et des conversation avec lui qu'elles permettent. Quand un ours a été tué, on le retourne sur le dos, on lui coup la patte droite, et la séance de divination peut commencer. Le plus vieux chasseur se met à genoux près de la patte droite, placée de façon que l'aine soit découvedrte. Il prend la patte par une griffe et la jette en l'air de façon qu'elle retombe sur l'aine droite de l'ours. Si la patte tombe côté poil en l'air, cela signifie que l'ours répond par la négative à la question qui lui a été posée ; si elle retombe sur l'autre côté, cela signifie que l'ours répond oui à la question.

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Selon L.S. Liamtchine (né en 1883), la conversation avec l'ours se déroule de la manière suivante. La première question que le plus vieux chasseur pose à l'ours doit permettre de savoir à quelle fratrie il appartient. Une fois que cela a été établi, il lance la patte en l'air de façon à apprendre à quel clan de cette fratrie il appartient. La troisième question permet aux Kètes de savoir quel est le nom de l'ours venu leur rendre visite. « Qui es-tu, dis-nous ton nom », lui demande l'ancien. On commence tout d'abord par proposer les noms de parents égloignés qui sont morts et si l'ours n'a pas répondu positivement, on énumère les noms de parents proches : « grand-père ! tu es sûrement le père de mon père ? », « grand-mère ! tu es sûrement de mon père ? »

Ce même Liamtchine m'a raconté avec beaucoup de sérieux qu'il arrivait parfois que l'on se dispute avec l'ours(e) à propos du nombre de jours durant lesquels il (elle) veut rester en visite. Au cours d leur migration d'hiver, lorsque les Kètes n'ont pas le temps de s'arrêter trop longtemps, ils proposent à l'ours de rester chez eux une journée alors qu'habituellement ils commencent par proposer deux jours. Si la patte retombe côté poil, on dit à l'ours(e) : « grand-mère ! ne proteste pas, reste trois jours ! », et ainsi de suite. Un plus grand nombre de jours est proposé aux vieux ours qui seraient déjà venus plusieurs fois en visite chez les Kètes. Cela se reconnait soi-disant aux côtes de l'urs sur lesquelles se trouvent des cicatrices montrant que l'animal est déjà venu leur rendre visite.
Après avoir appris le nom de l'homme venu chez les Kètes sous l'apparence d'un ours, on lui demande ce qu'il désire manger, de la nourriture conservée ou de la nourriture fraîche. Dans ce dernier cas, on lui propose habituellement de la viande de grand trétras que l'on part chasser sur-le-champ. Enfin, on demande à l'animal qui il choisit pour finir les restes après lui.
Aujourd'hui, chez les Kètes, la viande et la graisse d'ours ne sont pas partagées en morceaux
Lorsque les Kètes mangent la tête de l'ours et que les cartilages craquent sous leurs dents, ils s'assurent qu'ils sont en train de lui chercher les poux et qu'ils exterminent poux et lentes avec leurs dents, d'où le bruit. Ils lui disent qu'il est véritablement envahi par les poux et lui proposent de revenir chez eux pour qu'ils puissent à nouveau le libérer des parasites. Autrefois les Kètes détruisaient les poux et les lentes avec leurs dents, ce qui explique qu'ils essayent de convaincre l'ours, lorsqu'ils mangent sa tête, que ce sont les poux et les lentes qui font ce bruit sous leurs dents.
Le fait que l'ours, au cours de la fête, soit représenté non pas par sa tête et sa peau, comme chez les Nivkhs, mais par un symbole — il est dessiné sur une écorce de bouleau —, témoigne de la profonde dégradation de la fête de l'ours chez les Kètes contemporains. On dispose l'ours représenté dans un gîte spécialement conçu, fait de trois planches de cèdre. La première représente les fondations, les deux autres sont attachées avec des chevilles de bois. L'ours stylisé est disposé de façon que sa tête regarde le feu. La nuit, lorsque tous vont se coucher, le gîte est recouvert d'un tissu, et le matin, quand tous se lèvent, y compris l'hôte-ours, le tissu est retiré.
Les vieux Kètes racontent qu'autrefois ceux qui n'avaient pas d'enfant prenaient un ourson qu'ils élevaient jusqu'à trois ans. Au bout de trois ans, il l'habillaient de lamelles de fer sur le cou, les flancs et les pattes. Celles-ci devaient le protéger des attaques et des morsures des ours sauvages qui n'aiment pas les ours domestiques...

E.A. Kreinovitch
Chercheur soviétique

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