retour à l'accueil
DeleuzeDeuleuze

 

Deuleuze en flammes
Deuleuze en flammes

La philosophie comme guérilla

Plus qu'un recueil d'entretiens, c'est un livre dans lequel la parole existe. Elle ne délivre ni message, ni opinion, ni jugement, mais elle court sur vingt ans, enfin libre de mots d'ordre et de velléités de communication. Gilles Deleuze mène ses « pourparlers ».

Spinoza notait que pour écrire de la philosophie, il lui fallait résister à un mouvement d'abstraction de la langue, celui par exemple qui forme des adjectifs avec des participes ou des substantifs avec des adjectifs. Il le fallait pour une philosophie qui pense les essences singulières.
Le mouvement d'abstraction de la langue française est sans doute tout autre et Gilles Deleuze est aussi un penseur des choses singulières, des singularités, comme il dit ; et il invoque souvent la nécessité d'écrire à l'infinitif et de former des substantifs à partir des infinitifs (devenir, devenirs). Ces verbes sans sujet sont la forme de ce qui nous traverse (« dormir ! », « partir ! »). Pourparlers est le titre de son dernier livre, on ne sait si le verbe a absorbé l'adverbe ou l'adverbe attiré le verbe. Ils vibrent comme dans la belle phrase de Novalis : « Parler pour parler est la formule de la délivrance. » Pourparlers est un livre d'entretiens, publiés ou non, et de lettres ouvertes en forme de préfaces. Les interlocuteurs sont bien sûr ceux à qui et devant qui on parle, mais ces deux fonctions se mélangent comme dans To be or not to be (lme film de Lubitsch) où le monologue d'Hamlet sert de signal à l'amant de la femme de l'acteur qui le déclame.

Tous ces textes sont rassemblés pour un livre, les citations, par exemple, ne sont pas « en substance ».

C'est fait un peu comme un opéra, il y a un livret (les entretiens, les lettres) et la musique (la réunion des entretiens et des lettres). Dans une lettre magnifique sur Spinoza, Deleuze dit brièvement combien la philosophie a besoin d'une compréhension non philosophique (il faut bien souligner compréhension) : « Le concept ne se meut pas seulement en lui-même, il se meut aussi dans les choses et en nous : il nous inspire de novueaux affects et de nouveaux percepts. » On aurait tort de croire que ce livre ne s'adresse qu'à une compréhension non philosophique. On aurait tort de croire qu'il s'adresse tout court. Non, il court le long des autres livres publiés depuis 1972, vibrant d'émotion (les pages sur Foucault) et de nouvelles perceptions. Et puis, parmi tous les motifs d'admiration qu'on peut avoir pour un grand philosophe, il en est un : mais comment fait-il pour tenir ? D'où vient sa constance ? Comment n'est-il pas devenu figé, fixé à un seul adversaire, à une seule honte, à une seule connerie, sur une abstraction cruelle ?
Des entretiens et des lettres, donc. Mais pas de ceux qui « nourrissent les fantômes ». Non. Deleuze parle souvent de « vacuoles de non-communication ». Des trous. L'espace de sa philosophie n'est pas la caverne, mais Matera, la ville troglodyte.

retour

André Scala
Pourparlers, de Gilles Deleuze, aux éditions de Minuit, 69 F.
CONTACT